Cette Convention est une initiative du Comité Docteur(e)s de la fédération des Ingénieurs Et Scientifiques de France (IESF). Elle poursuit la dynamique initiée en 2023 par la Convention scientifique étudiante sur l’hydrogène. Sur le format des Conventions Citoyennes (Climat, Fin de Vie, etc.), la Convention a pour but de réunir des doctorant(e)s et docteur(e)s, sélectionné(e)s par tirage au sort.
Accompagné par des animateurs et animatrices, et des garant(e)s, le Comité Docteur(e)s IESF souhaite organiser quatre sessions de deux jours. Chacune sera rythmée par des conférences et des débats rassemblant expert(e)s et intervenant(e)s issu(e)s de la recherche, de l’industrie, des institutions, des ONG, du monde politique et médiatique.
Cette Convention scientifique examinera la fabrique des connaissances à travers trois axes principaux : le processus de production scientifique, la diffusion des savoirs, et leur réception par la société civile. Rythmée par des moments de travail collectif, la Convention offrira aux participant(e)s l'occasion de réfléchir aux enjeux de la désinformation, à la légitimité des savoirs, ainsi qu'au rôle et à la place de la science dans notre société. En effet, quelle place actuelle pour les connaissances scientifiques dans les débats politiques, médiatiques, et plus largement dans notre société ?
Le grand public connaît encore peu le fonctionnement de la recherche : comment les études sont menées, comment les résultats sont publiés et comment un consensus scientifique se construit. Bien que des efforts aient été faits pour mieux expliquer ces processus – notamment grâce aux médias traditionnels et aux plateformes en ligne –, la diffusion des savoirs reste un défi majeur.
Cette difficulté à comprendre la science influence la façon dont le public perçoit l’état des con-naissances sur un sujet à un moment donné, et se lie aux enjeux de la désinformation. Vérifier les faits (fact-checking) ne suffit pas car notre rapport à la connaissance est aussi façonné par des facteurs psychologiques, sociaux et politiques. Trois cas exemplaires peuvent illustrer cela : la crise climatique, la pandémie Covid-19 et le rôle des instituts de sondage dans notre démocratie.
Dès les débuts de l’époque moderne, un consensus existait déjà quant à l'influence humaine sur le Climati. Le phénomène de changement climatique contemporain, sans précédent depuis au moins 70 ans et d’origine humaine, fait consensus dans la sphère scientifique, suite à la succession des travaux de synthèse du GIEC, qui sont une référence en termes de construction d’un consensus scientifiqueii.
Pourtant, il semble que ce consensus peine à être pleinement reconnu par diverses personnalités politiques et une part de la population mondiale. Selon l’Observatoire international Climat et Opinions publiques, si la part de la population acceptant l'existence d’un phénomène de changement climatique en cours reste globalement constante, la part acceptant la responsabilité des activités humaines pourrait avoir connu une tendance à la baisse de 5 à 10% en France et dans le monde, sur la période 2019-2022iii. De même, 30 à 40 % de la population tendrait encore à relativiser la gravité des conséquences attendues. Expliquer cette tendance apparente n’est pas aisé, comme le relèvent les auteurs et autrices de l’étude.
La période 2019-2022 a vu l'émergence de la phase aigüe de la pandémie COVID-19. Toujours en cours, cette dernière a réactualisé la perception collective de la place complexe des connaissances scientifiques dans la société. Plus encore que dans le cas du changement climatique, la diffusion de fake news représente la surface émergée de l’iceberg par rapport à l’importance des dysfonctionnements majeurs dans l'écosystème scientifique et sa relation à la société.
Le cas Raoult (études mensongères, importants manquements éthiques) a été fortement discuté comme controverse scientifique. Les enjeux sociaux de l’exploitation de telles controverses artificiellement fabriquéesiv ont fait l’objet de moins d’attention. Cette affaire peut être considérée comme un cas spectaculaire invisibilisant des dysfonctionnements plus graves. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) et diverses instances nationales ont longuement refusé de reconnaître le mode de transmission majeur du virus (par aérosols), accusant leurs opposants de mésinformation malgré l’alerte fondée et argumentée de divers travaux de recherche dès le printemps 2020v. Deux ans d’accumulation de preuves et de mobilisation des scientifiques ont progressivement fait évoluer la position de ces institutions de référence et les recommandations associéesvi. Ainsi, le déni scientifique d'institutions établies a participé à faire prendre des décisions de santé publique inadaptées, voire à faire reculer l’adoption de pratiques d’aération en intérieur, pourtant nécessaires bien au-delà du seul cas du SARS-CoV-2vii.
Cela a contribué au déni actuel de la permanence de la pandémie après sa phase aiguë, et accentué l’invisibilisation de la diffusion du Covid Long. La gravité du laissez faire post-2022 fait l’objet d’un champ de recherche dont les résultats déjà établis sont peu reconnus à leur juste mesureviii.
Parallèlement, de nombreuses négligences et erreurs de communication de gouvernements se réclamant de la rationalité scientifique ont alimenté les mouvements de défiance. La communication des autorités publiques, entre mensonges initiaux sur l’inutilité des masques et réglementations absconses, a alimenté la confusion. Ayant fabriqué une “fatigue sanitaire”, elles ont pu ensuite entériner une stratégie d’abandon des mesures de prévention en prétextant l’atteinte supposée d’une immunité collective, suivant en pratique la déclaration de Great Barringtonix, manifeste financé et promu par un réseau d’influencex.
Nombreux sont les croisements entre les enjeux sanitaires et climatiques : face à une situation critique établie scientifiquement, des réseaux d’influence s’activent pour défendre des intérêts privés, et des discours politiques utilisent la “fatigue des normes” comme justification de l’inaction. Lorsque le simple déni n’est plus possible, c’est “l’opinion publique” qui sera brandie comme juge de paix. Or, l'idée d’opinion publique pose elle aussi problèmexi. Cette notion s’articule aux sondages, outils dont le statut de mesure ou de fabrique de l’opinion est controversé. La robustesse des méthodologies employées par les instituts de sondage est questionnable, et leur inscription dans un circuit économique pose la question de leurs conflits d’intérêts.
Les résultats moyens d’un sondage ont une incertitude associée qui dépend de la taille de l’échantillon. Par exemple, dans un sondage d’élection présidentielle où l’on souhaite un niveau de confiance de 95 % sur le résultatxii, il faut un échantillon de 1 111 personnes de la population générale en âge de voter pour obtenir une précision ≥ 3 %, 2 500 personnes pour ≥ 2 %, et près de 10 000 pour atteindre une précision de ≥ 1 %. Or, en période de campagne électorale, de nombreuses discussions dans le champ médiatique se font sur la base de sondages dont l’échantillon (et donc la précision) est faible. L’interdépendance économique entre médias commanditaires et instituts de sondages entretient de mauvaises pratiques, où l’incertitude des résultats est passée sous silence, permettant le commentaire de l’évolution des intentions de votes, même lorsque les incertitudes sont en réalité trop grandes pour accréditer l’idée d’une évolution réelle.
De plus, les panels de sondage sont fabriqués, et les choix pour sa constitution créent des biais qu'il faut prendre en compte. Cela passe par des “redressements” fondés sur l’expérience, une méthode indispensable en statistiques mais que les instituts de sondage utilisent de façon non transparentexiii.
Critiquer publiquement les méthodologies utilisées par les instituts de sondage n’est pas sans risque pour les chercheurs et chercheuses académiques, comme le montre l’affaire Ifop - Alexandre Dézé. Ce Professeur des Universités (Montpellier) a critiqué la méthodologie utilisée par l’Ifop dans un sondage sur l'opinion des musulmans de France après l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015. Les résultats, largement repris dans les médias, avaient alimenté des discours virulents contre la communauté musulmane, alors même que l’échantillon utilisé était extrêmement faible. L’Ifop a répondu par une poursuite en diffamation en 2022, qualifiée de procédure bâillon par plusieurs organisations du monde universitairexiv, avant de se désister 2 jours avant le début du procès fin de l’année dernièrexv.
(i) Fressoz, J-B., et Locher F., 2020. Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique (XVe-XXe siècle), Paris, Seuil, coll. « L'Univers historique », 2020, 320 p., ISBN : 978-2-02-105814-7.
(ii) Le dernier rapport en date représente 14 000 publications évaluées, 234 auteur·e·s de 65 pays, 78 000 commentaires publics de relecture d’expert·e·s.
(iii) Witkowski, D., Boy, D. 2023. Une planète mobilisée ? L’opinion mondiale face au changement climatique. Observatoire international Climat & Opinions Publiques (EDF).
(iv) Lee, M., 2021. Network of Right-Wing Health Care Providers Is Making Millions Off Hydroxychloroquine and Ivermectin, Hacked Data Reveals. The Intercept [en ligne]. 28 septembre 2021.
(v) Morawska, L. et Cao, J., 2020. Airborne transmission of SARS-CoV-2: The world should face the reality. Environment International. 1 juin 2020. Vol. 139, pp. 105730.
(vi) Greenhalgh T., et al., 2021. Orthodoxy, illusio, and playing the scientific game: a Bourdieusian analysis of infection control science in the COVID-19 pandemic. Wellcome Open Res. 2021 Oct 22;6:126. DOI : 10.12688/wellcomeopenres.16855.3. PMID: 34632088; PMCID: PMC8474098. Jimenez, J. L., et al., 2022. What were the historical reasons for the resistance to recognizing airborne transmission during the COVID-19 pandemic? Indoor Air. 2022. Vol. 32, n° 8, pp. e13070.
(vii) Morawska, L., et al., 2021. A paradigm shift to combat indoor respiratory infection. Science. 14 mai 2021. Vol. 372, n° 6543, pp. 689‑691. et Morawska, L., et al., 2024. Lessons from the COVID-19 pandemic for ventilation and indoor air quality. Science. 26 juillet 2024. Vol. 385, n° 6707, pp. 396‑401.
(viii) Probabilité d’occurrence du Covid Long augmentant avec le nombre d’infections quel que soit le statut vaccinal, incidence cumulée minimum de 400 millions d’individus durant 2019-2023, de tout âge et condition de santé pré-existante, taux de rétablissement après 2 ans d’environ 7-10%, perte économique associée équivalent à 1% du PIB mondial. Source : Al-Aly, Z., et al., 2024. Long COVID science, research and policy. Nat Med 30, 2148–2164 (2024).
(ix) Condomines, A., 2021. Que sait-on de la « déclaration de Great Barrington », qui recommande de limiter les mesures anti-Covid aux personnes vulnérables ? Libération [en ligne]. 3 décembre 2021.
(x) Bragman, W., et Kotch, A., 2021. How The Koch Network Hijacked The War On COVID, 2021. The Lever [en ligne]. 22 décembre 2021. URL : https://www.levernews.com/how-the-koch-network-hijacked-the-war-on-covid/ Ahmed, N., 2020. Climate Science Denial Network Behind Great Barrington Declaration. Byline Times [en ligne]. 9 octobre 2020. URL : https://bylinetimes.com/2020/10/09/climate-science-denial-network-behind-great-barrington-declaration/
(xi) D'Almeida, N., 2018. L’opinion publique : solution démocratique, problème épistémologique. Hermès, La Revue. 25 mai 2018. Vol. 80, n° 1, pp. 209‑213.
(xii) Ipsos – Cevipof, Fondation Jean Jaures, et Le Monde, 2021. Enquête d’opinion sur la situation politique à un an de l’élection présidentielle. Avril 2021. 64p (p. 3).
(xiii) Lafon, M. Est-il vrai que les sondeurs ne publient pas leur méthodologie au nom du secret des affaires ? Libération. CheckNews. 9 avril 2019.
(xiv) Leplongeon, M. Un professeur poursuivi par l’Ifop pour avoir jugé un sondage « sans aucune valeur ». Le Point. 6 avril 2022.(xv) Le Nevé, S. L’Ifop se désiste après sa plainte pour diffamation contre un chercheur spécialiste des sondages. Le Monde. 4 octobre 2024.
Ainsi, il reviendra à la Convention de réaliser un état des lieux des principales tensions actuelles concernant la relation Sciences-Société puis de proposer des recommandations permettant de les réduire. Elle s’appuiera sur des expertises diverses autour de la thématique du Public Understanding of Science et une comparaison avec la perception interne de ces problématiques dans le champ scientifique. Une étude préliminaire du rapport entre les connaissances scientifiques et les institutions établies permettra de poser les bases d’une réflexion plus large autour des deux problématiques suivantes :
Comment organiser la réception et la diffusion des résultats scientifiques dans la société ?
Quelle organisation de la production de connaissances permet cette réception et diffusion ?